tu m’appris le bleu,
le bleu centre de tout
(…)
bleu natif
© isabelle gouttard
En forêt, le crépuscule enfile ses habits d’illusion, déforme les plis des grands arbres et défait l’ourlet du tapis de feuilles. Cette vision fantomatique invite à la rêverie, aux dialogues imaginaires entre des personnages, entre les arts. La tombée d’un jour d’hiver accentue le trouble dans le regard, le froid au bout du nez. Cette chute des heures de feu à celle bleutée, puis ce passage entre chien et loup, cernent le jour passé, cèdent la place au songe d’une nuit d’hiver. Que va-t-il rester de ce moment, à part un peu de buée sur les vitres, d’odeur de feuilles mouillées et d’un cri de chouette au loin ? Comment transcrire le drapé d’un jour finissant sur le silence ? Regarder tous ces arbres centenaires, mesurer la patience du temps, en imaginer quelques métamorphoses : des rames de papier, des pagaies pour les barques, l’écritoire, les bûches dans le foyer, une souche pour les terriers et les mousses, l’écorce pour les larves, les arabesques pour un violon, les nervures pour un pinceau, les tuteurs pour les haricots, des pages pour les livres…
Rangés sur l’étagère, les livres connaissent des migrations irrégulières à travers le temps et les chapitres de notre vie. Il suffit parfois d’un événement, d’une sensation, bref d’un goût de petite madeleine, pour qu’ils transpercent le voile de silence et de poussière. Alors soudain, les mots s’envolent des pages jaunies pour déposer une nuée d’encre fraîche près de nos oreilles. Ils arrivent discrètement pour nous donner de nos nouvelles. Parmi eux, certains subissent un purgatoire inévitable pour dissiper une déception amère après un enchantement initiateur et pouvoir continuer provisoirement le chemin sans eux. Et puis, un jour, on ne sait pourquoi, ils reviennent tel l’enfant prodigue et nous les accueillons à livres ouverts, ils nous racontent le temps, celui de ces années avec eux, puis de celles loin d’eux, leur voisinage, leurs empreintes, nos souvenirs et notre oubli. Ils ouvrent leurs pages de lumière, comme un ange sur nos épaules, comme l’oiseau prophète, ces quelques notes de Robert Schumann sur le piano qui voltigent au cœur des Scènes de la forêt.
Ainsi, ce livre de Peter Handke, Essai sur la journée réussie, dont la lecture a laissé des traces fluctuantes au cours de ces vingt dernières années et dont le titre déclencheur m’interpelle encore, tant il résonne comme un chemin à vivre, lequel chemin n’est pas si facile à suivre, tant les ornières peuvent freiner le fragile élan des heures qui défilent suivant la couleur du ciel, du coeur et des saisons. Ce titre qui s’agrippe à nos humeurs autant qu’à nos rêves, éliminant d’emblée un trop plein d’ambition puisqu’il ne s’agit que d’un essai, donc d’une tentative pour être au mieux avec soi-même, compte tenu de tout ce que peut contenir une journée en bonheurs, émerveillements, surprises, tracas, contrariétés, fatigue, pollution, routine, énergie, que sais-je encore ? Il ne s’agit pas de vivre une bonne journée comme on nous le souhaite quodiennement, mais de la réussir. La nuance, bien qu’insidieuse, revêt ici toute son importance !
J’essaie de tracer dès le matin, une ligne de beauté et de grâce qui épouse le mouvement du monde, accueille ses moments de magie sans se briser face aux instants déplaisants, demeure souple et nette tout en laissant place à ce qui ne se contrôle guère.
Ces quelques lignes magnifiques et fluides, dont pas un mot ne dépasse l’autre, peuvent aisément se transposer à tout moment de notre existence, en donnant le meilleur de nous-mêmes et en ressentant simplement l’humilité requise pour accueillir cette sensation de joie qui peu à peu nous étreint, cette joie imprenable (Lytta Basset), bien loin de celle, fugace, qui surgit en éclatant lorsque le succès est au rendez-vous.
D’une ligne à l’autre, celle de l’œil qui suit la course du collembole, déjà hors cadre, celle du doigt qui déclenche un tout petit peu trop tard… et laisse une image, presque rien, juste une impression de bleu, juste une surprise, et pourtant, là sur l’écran, ce je n’osais espérer, atteindre, oui, réussir… Ce bleu, qui m’accompagne depuis toujours, accourt dès que le jour se lève, se concentre juste avant la nuit, relie le ciel et la mer, les vivants aux absents, blanchit les vagues, les ailes d’un ange qui passe pour nous donner un signe, juste un murmure pour continuer notre vie, ce bleu recèle ses mystères et ses silences près des peintres, le voilà qui convoque la présence de Geneviève Asse et emprunte sa quête absolue :
Le bleu, c’est l’espace. Et puis la liberté : le sentiment de la liberté. (…) Je crois que mon bleu n’est pas tout à fait un bleu. Il me contient. En plus, il y a l’air, l’eau, l’ardoise si je me penche vers la terre. Il peut y avoir tant de choses dans ce contenu du bleu. Aussi une espèce de joie. Le bleu vous remplit de joie.
© sylvie blanc – l’envol des jours 2013
in memoriam isa qui aurait eu 50 ans aujourd’hui
* livres de chevet :
Essai sur la journée réussie, un songe de jour d’hiver © Peter Handke
Editions Gallimard et en format poche : Folio
Un été avec Geneviève Asse © Silvia Baron Supervielle
Editions L’Echoppe
* Ecouter le Vogel als Prophet de Robert Schumann (Waldszenen opus 82 Nr. 7) : ici