buffalo green

Le capitaine serra fermement la main du pépiniériste. Ce dernier venait  déposer en rang sur le quai les fruitiers destinés à traverser l’Atlantique. Les végétaux avaient belle allure et  les caisses pour les transporter étaient rutilantes. Des malles en forme de maisons miniatures,  avec une toiture ajourée, des bacs étanches pour retenir l’eau et tout un système judicieux de cales et de serrurerie afin de limiter le plus possible les conséquences d’une mer agitée.

Nous sommes au début du 20è siècle, la révolution industrielle continue sa route vers son apogée et sa chute, la guerre prochaine sillonne dans des souterrains que le peuple ignore, le commerce maritime s’inquiète de ces avions qui vont plus vite que les navires pour traverser les mers, le réseau ferroviaire s’amplifie et les barges restent beaucoup plus souvent à quai.

Le capitaine, responsable aussi du transport végétal, vérifie une dernière fois que les arbres et plantes sont bien protégés, arrosés et donne l’ordre de les embarquer au marin, jardinier à ses heures, qui s’occupe de tous les végétaux à bord. Préalablement, le pépiniériste avait garanti, pour éviter tout intrus, que le terreau broyé avec du compost avait été finement tamisé.

Seulement voilà, quand on est un as du camouflage et qu’on mesure 6 ou 7 millimètres, on peut facilement tromper la vigilance humaine et commencer en toute tranquillité sa première migration océanique. En effet, rien ne manque au membracide bison (retenez son nom !) pour vivre dans la cale d’un navire : de l’air chaud pour déployer les ailes, de la sève en abondance pour faire bombance (malheur à lui, puisqu’il sera vite considéré comme indésirable dans les vergers et les vignobles, et par conséquent, décimé sans vergogne par les pulvérisateurs empestés), une compagne pour se reproduire, et des feuilles pour se protéger du Gulliver à l’arrosoir.

C’est ainsi que ces insectes discrets débarquèrent dans le Sud de l’Europe, il y a à peine une centaine d’années. Pourtant vieux comme le monde, ce buffalo des friches est robuste au point d’être encore bien actif en automne, un brin farouche dès que vous approchez, plus rusé encore que le renard quand il  tourne autour de la tige et vous lance le défi de le démasquer.

Décidément peu aimé et en plus doté d’un corps épais et disgracieux, d’un regard vitreux aux allures bovines, d’une barbichette qui se résume en trois ou quatre poils par-ci par-là et pour compléter le tableau d’un minois entêté, voire renfrogné.

Bref, un rebelle qui rend sa présence si attachante… quand on peut le voir ! Saisir cette chance pour observer ce berlingot qui grimpe à vive allure le long des tiges. S’arrêter un instant sur le parvis de Notre-Dame des Fleurs, entrer à pas feutrés dans la cathédrale des herbes folles, s’agenouiller devant la rosace d’un tournesol et  découvrir enfin ce bossu qui n’a rien d’un misérable, révélant sous le soleil,  les vitraux qu’il cache sous ses élytres. Et ainsi déceler toute la finesse de cette minuscule étoile qui a déjà filé…

© sylvie blanc – l’envol des jours 2012

Pour en savoir plus sur le transport maritime des végétaux (avec photos des caisses) : ici


Commentaire

buffalo green — 8 commentaires

  1. Et bien je vais m’endormir avec l’aventure de ce voyageur… Je trouve qu’il a une tête de feuille… J’adore tes histoires… :-))

  2. quelle imagination pour le texte et quelle patience et finesse pour l’observation! je pense au film « microcosmos » et à chaque fois c’est la surprise merci

    • Merci Anne, oui, le périple de ce petit bossu est très inspirant et il n’en fallait pas plus pour que je visualise sa croisière vers l’Europe (et mon jardin !). Quant au film « Microcosmos », il est essentiel…

  3. Est-ce un petit martien venu de cette lointaine planète , un hybride de la petite
    souris verte qui courait dans l’herbe, un petit parachute, un petit parapluie ou une
    feuille d’arbre animée ?
    Je ne le sais. En tout cas ça bouge et ça voyage beaucoup…
    Sylvie, as-tu fait le voyage avec lui, pour le saisir de si près…?

    • Ah revoilà ma chère Commissaire Gigi et comment répondre à toutes ces questions, peut-être seulement en te disant merci et en te confirmant que je voyage en scribe dans mon jardin au rythme de ces minuscules présences et que ce sont elles qui me racontent des histoires…que tu continues à écrire !

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