de l’ambre sous les paupières

D’un coup sec, leurs ailes claquent sur la ville. Leurs cris s’allongent vers le ciel, déchirent le voile d’air au-dessus de nos têtes. D’un roucoulement à l’autre, ils avancent d’un pas pataud sur les trottoirs, dodelinant de la tête avec un air de dire ni oui ni non. Puis ils s’envolent et, sans vergogne, tapissent de leurs fientes gluantes et dégoulinantes, toits, rambardes, gouttières et pontons. Les pigeons sédentaires en agacent plus d’un.

Vénérés hier quand ils se faisaient messagers, mal aimés aujourd’hui quand ils sont soumis à des réglementations strictes pour éviter leur prolifération qui pourrait entraîner des désastres sanitaires et engendrer des maladies : interdiction de les nourrir, chez soi (balcons, jardins) et dehors où que ce soit. Qu’ils soient bisets, ramiers (palombes dans le Sud Ouest) ou colombins, ils risquent gros en quittant les villes et les villages, puisqu’une balle de chasse peut suspendre leur vol définitivement.

Les plus sauvages d’entre eux tentent de se faire la belle vers les bocages, les forêts alentour, trouver un vieil arbre pour y vivre tranquille. Ils survolent des plaines immenses et monotones à la recherche d’un vieil arbre pour y vivre et nicher tranquille.

Las de cette agriculture monochrome et dépeuplée de sa petite faune, ils s’installent encore plus nombreux dans les parcs et jardins des villes et villages, et prolifèrent. Alors les hommes légifèrent à leur propos tout en autorisant l’agriculture intensive. Dans toute cette histoire, qui se prend pour un pigeon et qui se fait pigeonner ?

Parce qu’ils sont partout, qu’ils participent à notre quoditien en toutes saisons, les pigeons méritent à ce titre un tout petit peu d’attention, eux qui sont assaisonnés à toutes les sauces… Récemment, même la politique les a rattrapés… Il ne manquait plus que ça ! Il est bien loin le temps où les poètes posaient quelques vers sur la table des mots à la santé des pigeons et la faisait tourner en rimes, riches ou pauvres, là n’est pas l’importance.

A nous de les apprendre par coeur, surtout retenir in fine la morale des fables ! La vie se chargera de nous révéler sa véracité. Ou de croiser Lamartine rentrant de sa promenade près du lac, s’asseyant sur un banc et regardant des pigeons qui roucoulaient sur le mur. Ainsi, la poésie reste quelque part en nous alors les gouvernements se croyant immuables, de même que les lois, passent, repassent, trépassent… tandis que les pigeons sont toujours là !

Comme les poètes ont toujours raison, en observant les pigeons d’un peu plus près, il arrive souvent de voir que deux pigeons s’aiment d’amour tendre. Assister à leurs élans roucoulants, les regarder bomber le jabot qui devient alors une vraie caisse de résonance, chanter leur sérénade en petits sauts décalés et saccadés, suivre leur parade interminable d’une branche à l’autre,

écouter leur dialogue ponctué de silences pour mieux redoubler d’intensité, sourire de les voir déployer leurs ailes au plus large comme pour tirer le rideau sur leur alcôve de feuilles. Les ailes claquent d’un coup sec encore une fois.

Puis c’est le silence.. Ils se posent enfin ensemble, se donnent des becs au plus doux de leurs plumes. Se laisser surpendre par leur tendresse et préserver le secret d’ambre qui se cache sous leurs paupières.

© sylvie blanc – l’envol des jours 2012

 

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buffalo green

Le capitaine serra fermement la main du pépiniériste. Ce dernier venait déposer en rang sur le quai les fruitiers destinés à traverser l’Atlantique. Les végétaux avaient belle allure et les caisses pour les transporter étaient rutilantes. Des malles en forme de maisons miniatures, avec une toiture ajourée, des bacs étanches pour retenir l’eau et tout un système judicieux de cales et de serrurerie afin de limiter le plus possible les conséquences d’une mer agitée.

Nous sommes au début du 20è siècle, la révolution industrielle continue sa route vers son apogée et sa chute, la guerre prochaine sillonne dans des souterrains que le peuple ignore, le commerce maritime s’inquiète de ces avions qui vont plus vite que les navires pour traverser les mers, le réseau ferroviaire s’amplifie et les barges restent beaucoup plus souvent à quai.

Le capitaine, responsable aussi du transport végétal, vérifie une dernière fois que les arbres et plantes sont bien protégés, arrosés et donne l’ordre de les embarquer au marin, jardinier à ses heures, qui s’occupe de tous les végétaux à bord. Préalablement, le pépiniériste avait garanti, pour éviter tout intrus, que le terreau broyé avec du compost avait été finement tamisé.

Seulement voilà, quand on est un as du camouflage et qu’on mesure 6 ou 7 millimètres, on peut facilement tromper la vigilance humaine et commencer en toute tranquillité sa première migration océanique. En effet, rien ne manque au membracide bison (retenez son nom !) pour vivre dans la cale d’un navire : de l’air chaud pour déployer les ailes, de la sève en abondance pour faire bombance (malheur à lui, puisqu’il sera vite considéré comme indésirable dans les vergers et les vignobles, et par conséquent, décimé sans vergogne par les pulvérisateurs empestés), une compagne pour se reproduire, et des feuilles pour se protéger du Gulliver à l’arrosoir.

C’est ainsi que ces insectes discrets débarquèrent dans le Sud de l’Europe, il y a à peine une centaine d’années. Pourtant vieux comme le monde, ce buffalo des friches est robuste au point d’être encore bien actif en automne, un brin farouche dès que vous approchez, plus rusé encore que le renard quand il tourne autour de la tige et vous lance le défi de le démasquer.

Décidément peu aimé et en plus doté d’un corps épais et disgracieux, d’un regard vitreux aux allures bovines, d’une barbichette qui se résume en trois ou quatre poils par-ci par-là et pour compléter le tableau d’un minois entêté, voire renfrogné.

Bref, un rebelle qui rend sa présence si attachante… quand on peut le voir ! Saisir cette chance pour observer ce berlingot qui grimpe à vive allure le long des tiges. S’arrêter un instant sur le parvis de Notre-Dame des Fleurs, entrer à pas feutrés dans la cathédrale des herbes folles, s’agenouiller devant la rosace d’un tournesol et découvrir enfin ce bossu qui n’a rien d’un misérable, révélant sous le soleil, les vitraux qu’il cache sous ses élytres. Et ainsi déceler toute la finesse de cette minuscule étoile qui a déjà filé…

© sylvie blanc – l’envol des jours 2012

Pour en savoir plus sur le transport maritime des végétaux (avec photos des caisses) : ici

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